Tout ce qui se voit sous le soleil (La grande ombre)

Salle Crosnier | Palais de l’Athénée

Exposition du 26 février au 26 mars 2016
Horaire Salle Crosnier (jours fériés inclus)
Mardi–Vendredi 15:00 – 19:00
Samedi 14:00 – 18:00


La grande ombre

« C’est le feuillage des troncs distincts qui s’entrepénètre et forme un toit continu, c’est le feuillage qui retient tellement de lumière et donne la grande ombre collective de la forêt. »1 Canetti décrit, dans Masse et puissance, en quoi la forêt participe d’un symbole de masse qui offre l’apparence d’un abri protecteur. Vue de l’extérieur, la forêt se présente comme un lieu de retranchement, tour à tour accessible et impénétrable ; dessinant un territoire séparé, coupé du monde, sans distinction claire du dedans et du dehors. Pour celui qui s’y aventure, c’est un milieu qui peut cependant très vite devenir inquiétant et dangereux. C’est le territoire par excellence des épreuves, le lieu où commencent les contes, que traverse le fantastique et d’où sortent les légendes. C’est là mieux qu’ailleurs que l’on est susceptible de se perdre et, très vite, sans même s’en apercevoir, de finir par tourner en rond. L’horizon du paysage disparaît. « Personne n’est assez courageux pour traverser de nuit la forêt qui sépare deux villages, pas même avec la perspective séduisante d’une forte récompense. »²

Si Canetti parle pourtant bien d’un abri au sujet de la forêt, il s’avère que ce refuge est avant tout réservé aux esprits des morts, séjour des ancêtres, bien plus qu’aux vivants. Ils rejoignent ainsi, comme par sympathie, l’effet de masse que produisent les rangées de troncs, les enfilades de branches – cette impression de foule dressée, immense, des morts, toujours plus nombreux que les vivants. Impression que la grandeur des arbres, leur disparité, leur longévité et leur fixité ne font que renforcer. Dans les photographies de Thomas Maisonnasse, seule se maintient cette frontière dans l’irréductibilité d’un lieu, sans les mondes poreux des morts et des vivants qu’elle faisait se communiquer, et que les mythes accompagnaient. On pourra toujours y voir l’équivalent plastique du bruissement des arbres qui laisse entendre un gémissement de voix mêlées, mais on n’y recueillera plus cette parole ancestrale issue des bois, et on ne pourra alléguer davantage qu’ils se tairaient par prudence. Désertée de sa faune comme de ses légendes, la grande ombre a vidé la forêt, comme irradiée par la photographie, de sa profondeur.

1- Elias Canetti, Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1966, p. 88
2- Ibidem, p. 42

Damien Guggenheim
Novembre 2015